2019 • Photo-Documentaire • Publié sur Asialyst
Un héritage en perdition
Saïgon est la proie d’une mue permanente. Graduellement, les vieilles bâtisses de la métropole s’effacent sous les crocs des tractopelles de l’administration locale et les masses des propriétaires souhaitant étendre leurs demeures. Sur les 15 dernières années, près de 50 % de l’héritage architecturale de la ville a disparu au profit de nouveaux projets d’habitations.
Une tragédie pour les historiens locaux, qui tirent régulièrement la sonnette d’alarme sur l’érosion du patrimoine historique vietnamien. Mais ce renouvellement d’Hô Chi Minh-Ville impacte également le mode de vie de ses habitants. Le nouvel espace urbain, poussé par l’ouverture du Viêtnam et son rapide développement économique se compose désormais de nouveaux quartiers résidentiels luxueux, plus vert, plus sûr, mais également plus fermés.
Mais au creux des hêm, ces réseaux de ruelles qui serpentent entre les habitations, l’espace devant chaque foyer, est encore une aire de vie, d’échange, de commerce. Les logements vietnamiens sont souvent modestes, et ses habitants ont l’habitude de vivre dans la promiscuité. La rue est alors un espace complémentaire du logis. Les hêms ont eux-mêmes une mécanique de petit village, avec son coiffeur, ses bistrots, ses petites cantines et son café au coin de la rue.
S’il faudra encore bien des années pour venir à bout de l’apparence anarchique de Saïgon et du de vie de ses habitants, j’ai souhaité documenter le temps de quelques mois la vie quotidienne et nocturne des hêms, pour garder une trace de l’esprit de ces allées, de leur rythme de vie, avant qu’elles ne s’estompent sous le poids d’une modernisation lente, mais immuable.
Première virée nocturne
18 heure, l’heure de pointe. Saïgon étouffe. Des bancs compacts de scooters congestionnent les artères de la ville. L’air a goût de carbone.
C’est la fin du marché pour les commerçants de Cho Ba Chieu. D’ici une heure ou deux, les étals seront remballés. Ici et là, des mangues sur un étal, des crapauds dans une cage, des poissons-chats qui barbotent dans un casier-aquarium. Un boucher découpe des morceaux de viande sur son étal de rue. Ici et là, les Saïgonais motorisés s’arrêtent sans couper leur moteur, font des emplettes rapides pour la tambouille du soir, et repartent dans un ronronnement de moteur.
C’est la deuxième fois que je me hasarde sur le marché de Cho Ba Chieu. Seul occidental à me promener dans le quartier populaire de Binh Thanh, j’attire quelques regards curieux, quelques sourires également. Je commence à connaître le quartier, j’habite à peine à un kilomètre plus profondément au cœur du district. Une distance conséquente à pied dans une ville où le deux-roues est roi. Je fais quelques achats, une poignée de fruits, un paquet de cigarettes, pour me fondre dans le paysage, sac en plastique sous le bras, appareil photo dans la main.
Ma première visite du marché m’avais laissé un souvenir intense. Le bruit constant des marchandages où chacun s’époumone pour dépasser le son tonitruant de la circulation, les petites loupiotes au-dessus de chaque éventaire, établissant des îlots de lumières sur les marchandises. Autant de mini-scènes qui ouvrent chacune une fenêtre sur le quotidien d'Ho Chi Minh City, et que j’ai tenté de capturer. Soir après soir, je suis retourné explorer la banlieue résidentielle de Saigon à la recherche de ces échos de l’ordinaire vietnamien.
Paradoxe
Plus j’avance dans ma série photographique sur la vie nocturne de Saïgon, plus je prends conscience d’un paradoxe : ceux qui souhaitent découvrir Ho Chi Minh-City manquent parfois le rendez-vous avec la métropole.
Ils s’enlisent dans les boulevards du centre-ville, cantonnés aux bars à touristes de Bui Vien, ou au marché hautement touristique de Benh Thanh. Sans avoir l’occasion de partir explorer les hem, ces petites ruelles qui serpentent à l’arrière des boutiques au travers des quartiers d’habitations. Se perdre au creux de ces dédales est pourtant le meilleur moyen de découvrir l’âme et le cœur de Saïgon.
L’accueil à la Vietnamienne
J’ai fini par perdre le compte des nuits passées à arpenter les rues de Saïgon. Occidental se baladant seul dans les ruelles, un appareil photo discret à la main, jamais fois je ne me suis senti en danger ou la proie d’un voleur potentiel. Une fois extirpé du centre-ville de la métropole, l’accueil des Saïgonnais se dévoile particulièrement hospitalié.
Dans le pire des cas, je n’inspire que de l’indifférence et un refus polis d’être pris en photo. Généralement, j’attire des regards surpris, et parfois, une invitation à venir partager quelques bières, un court repas, ou une partie de cờ tướng. La majorité des Vietnamiens avec qui j’ai eu l’occasion d’échanger en anglais ou en français à ces occasions tirent une certaine fierté de cet accueil chaleureux à l’égard des étrangers curieux.